Je commencerai par une réponse d'expérience, puisque la question est posée sur ce mode. Cela fait maintenant 5 ans que j'étudie la philosophie et que je me passionne pour elle, ce qui ne me donne aucune autorité mais un peu de pratique de ses voies, de ses joies et de ses peines, de ses buts et de ses moyens.Captain Boney Boone a écrit :Tiens, je veux interroger les grands lecteurs de philosophie qui parcourent ce forum.
J'imagine être dans le cas de certains, peut-être des angoissés ou des déprimés, incapables d'appréhender la mesure ou d'en faire un outil, qui entretiennent une relation ambigüe à la philosophie fondamentale. J'oscille. D'une affirmation nihiliste ultime, répondant aussi bien à une nécessité de simplification, donc de mise à portée radicale, que de silence, je bascule vers un sentiment de mystère dans toute chose, impérieux, sourd, absolument distant, tellement vrai qu'il ne l'est pas.
Je surpasse en permanence un intervalle fourmillant et léger. Un endroit où les hommes échangent. Où choisir n'est plus un coup de marteau pour enfoncer un crâne, mais un coup de marteau pour enfoncer un clou.
Ces lectures peuvent-elles satisfaire ? Peuvent-elles être autre chose qu'une alimentation permanente ?
Nous vivons l'interrogation philosophique comme le premier désir qui n'est pas voué, même momentanément, à être comblé.
Arrivent-ils, ces moments de paix, quand l'esprit tâche de faire sien la pensée d'un autre ? La révélation peut-elle être de source humaine ?
Finalement, n'y a-t-il pas urgence intime de bannir cette rayure du disque qui tourne, de la manière la plus irrévocable qui soit, en brisant de toute sa puissance ce mouvement incessant, sans pour autant renoncer à la vie comme le font les bonheuristes que sont les méditants, les traversés de transe, les shamans ?
Une phrase, d'abord, essentielle à mon sens, ressort du questionnement boonien. "Nous vivons l'interrogation philosophique comme le premier désir qui n'est pas voué, même momentanément, à être comblé." Je ne peux m'empêcher d'y voir immédiatement les mots d'un auteur sur (et avec) lequel j'ai beaucoup travaillé, Maurice Merleau-Ponty, qui écrit entre autres que "la philosophie ne pose pas des questions et n'apporte pas des réponses qui combleraient peu à peu les lacunes." C'est ce qui est à mon sens le plus difficile et le plus essentiel à comprendre à propos de la philosophie : comment elle poursuit un but tout en n'étant pas progrès linéaire, avancée tangentielle, réponse définitive à des questions résolues une par une.
Il y a une opposition presque déplacée dans les propos du capitaine entre la satisfaction que peut procurer l'étude philosophique et le fait qu'elle pourrait n'être qu'"alimentation permanente". C'est précisément les deux à la fois qu'il faut tenir, ou aucun des deux. La satisfaction (et je t'assure qu'elle existe, que le repos et la joie intellectuelle qu'on peut y trouver sont à mon sens inégalés) est précisément à la fois dans la nourriture considérable qu'elle nous apporte et dans l'assurance que rien de tout ça n'est figé, définitif au mauvais sens du terme, celui d'une condamnation sans appel, mais toujours à replonger dans le feu de l'interrogation.
Ce qui ne veut pas dire, pour moi, que la philosophie soit un royaume d'incertitudes dirigé par des indécis. Mais elle demande, il est vrai, d'être prêt à être toujours en chemin, précisément parce que si elle est un effort humain, elle ne prendra jamais la forme où la force d'une révélation. C'est tout à la fois sa grandeur et sa misère. Il ne faut attendre d'elle que ce qu'elle peut donner. L'urgence ô combien réelle de faire place à la vie ne bannit pas la philosophie, elle n'en élimine qu'un ersatz mal compris qui consisterait à laisser la vie de côté pour se perdre en questionnements abstraits. Mais la philosophie n'est pas une activité comme les autres, qu'on pratiquerait entre la piscine et le poney les mercredis de mauvais temps. C'est la vie elle-même, mais qui au lieu de se laisser vivre se retourne sur elle-même pour s'interroger. Là où les animaux ne font "que" vivre, nous avons cette faille béante, cet écart avec nous-même qui nous permet à nous, vivants, d'interroger la vie. Comme je tâche d'être bref, car je tiens à garder le ton de la discussion, je finirai ainsi : du revers de main nihiliste au mystère mystique du monde il ne faut choisir aucun, car la satisfaction ne s'obtiendra pas par un tel choix radical et relativement immotivé. Elle est au contraire dans le travail patient et enchanteur à la fois qui consiste à se plonger dans une pensée, à y conserver son équilibre pour ne pas la laisser nous engloutir tout en la laissant nous découvrir un pan de monde que nous ne connaissions pas, à s'en nourrir sans s'en revêtir, à y puiser sans s'y noyer, et ainsi, petit à petit, à voire se dessiner la carte de ce monde extraordinaire qui n'est que l'envers problématisé du nôtre pour peut-être, à terme, tenter d'en redessiner soi-même les contours.
J'aurais encore tant à dire sur ces questions et le débat qui s'en suivit, je bous de frustration de n'arriver que si mal à exprimer ma pensée mais j'aurai je n'en doute pas des occasions d'y revenir, de préciser et de développer (et puis je ne voulais pas dès mon presque premier post recommencer à me friter avec Poupi, ça n'aurait pas été correct) C'est tout Nietzsche qui est en question dans les interrogations de Boney et les réponses de Poupi, c'est dire (ou pas) l'importance du sujet.